IV
Je trouvai mon oncle devant le pignon, observant les symptômes du gros temps, une pipe entre ses doigts.
– Écoutez, lui dis-je, il y a des hommes sur le rivage de Sandag-Bay...
Je ne pus continuer, tant l’effet de mes paroles fut extraordinaire. Mon oncle laissa tomber sa pipe et trébucha en se retenant au mur, la bouche béante, les yeux hors de la tête, sa longue face blanche comme du papier. Nous nous regardâmes l’un l’autre en silence, l’espace d’un quart de minute peut-être, avant qu’il ne me fit cette singulière question :
– Avait-il un bonnet poilu ?
Et aussitôt je sus, aussi bien que si j’eusse été présent à la catastrophe, que l’homme qui gisait maintenant sous la terre à Sandag avait porté un bonnet de fourrure et qu’il n’était pas arrivé mort dans l’île. Pour la première et pour la seule fois, je m’emportai contre mon bienfaiteur, contre le père de la femme que j’espérais appeler mienne.
– Ceux que j’ai vus, dis-je, étaient des vivants, peut-être des Jacobites, peut-être des Français, peut-être des pirates ou des aventuriers venus à la recherche du trésor espagnol. Quant à vos propres terreurs, des terreurs criminelles, le mort sommeille toujours là où vous l’avez couché. J’ai visité sa tombe ce matin. Il ne s’éveillera pas avant le jour du jugement.
Mon oncle fixa sur moi ses yeux dont les paupières clignotaient, [118]puis il les baissa vers la terre et tira ses doigts les uns après les autres d’un air stupide ; évidemment il était hors d’état de parler.
– Venez, poursuivis-je. Il faut penser aux autres. Venez sur la colline voir un bateau qui se perd.
Il obéit sans répondre, suivant avec lenteur ma marche impatiente. On eût dit qu’un ressort s’était cassé chez lui, tant il escaladait lourdement les rochers, au lieu de sauter de l’un à l’autre, comme il le faisait d’habitude. Et il me fut impossible d’obtenir qu’il se pressât. Une fois seulement il me répondit en gémissant :
– Je viens, mon garçon, je viens.
Et une grande pitié pour lui éteignit les sentiments d’indignation qu’il m’avait inspirés d’abord. Si le crime avait été monstrueux, le châtiment était dur en proportion.
Enfin nous atteignîmes le sommet de la colline : tout était noir et orageux, le dernier rayon de soleil éteint. Le vent remplaçait la pluie ; depuis le peu de temps que je l’avais quittée, la mer était devenue beaucoup plus haute ; elle commençait à se briser sur les premiers récifs et gémissait déjà très haut dans les cavernes d’Aros. D’abord je cherchai vainement la goélette.
– La voici, dis-je enfin.
Mais sa nouvelle position et le chemin qu’elle avait pris m’étonnèrent.
– Ils ne peuvent penser à gagner la pleine mer, m’écriai-je.
– C’est pourtant leur intention, dit mon oncle avec une sorte d’allégresse bizarre.
Au moment même, les manœuvres de la goélette prouvèrent qu’il avait raison. Ignorant la violence du courant dans nos eaux semées d’écueils, ces étrangers allaient aveuglément à un désastre certain.
– Grand Dieu ! m’écriai-je, ils sont tous perdus !
– Oui, tous, répliqua mon oncle. Ils n’avaient qu’une chance, filer sur Kyle Dona. Mais, vu la route qu’ils ont prise, leur affaire est claire, quand bien même le diable leur servirait de pilote. Eh ! mon neveu, continua-t-il, en me touchant la manche, voilà une fameuse nuit pour un naufrage. Deux en un an ! Les Gais compagnons vont danser pour le coup !
Je me demandai s’il était dans son bon sens. Il levait vers moi un regard qui sollicitait la sympathie et où brillait une joie timide. Tout ce qui s’était passé entre nous semblait effacé déjà.
– S’il n’était pas trop tard, m’écriai-je indigné, je prendrais le bateau de pêche et j’irais à leur secours.
– Non, répliqua mon oncle, avec un accent de protestation, ne te mêle pas de ces choses-là. C’est sa volonté, – et il ôta son bonnet, – la volonté de Dieu. – Et quelle belle nuit pour cela, hein ? [119]
Quelque chose qui ressemblait à de la peur me glaça ; pour l’emmener, je lui rappelai que nous n’avions pas dîné ; mais rien ne put l’arracher à son poste.
– Charlie, mon gars, il faut que je voie toute l’affaire.
Et comme la goélette virait de bord pour la seconde fois :
– Oh ! mais ils manœuvrent bien, cria-t-il. Le Christ-Anna n’était rien en comparaison.
Sans doute l’équipage commençait à se rendre compte de la situation ; chaque fois que s’apaisait le vent capricieux, ces malheureux devaient s’apercevoir de la rapidité avec laquelle le courant repoussait leur navire condamné. Les bordées qu’il courait étaient de plus en plus courtes ; de seconde en seconde les lames grossissantes mugissaient en écumant sur quelque nouveau récif à fleur d’eau, qui apparaissait dans le creux des vagues acharnées contre la goélette. Tous les hommes étaient aux poulies ; personne, je vous jure, ne flânait parmi ces braves que j’aurais voulu à tout prix tirer de peine. Mais l’horrible scène excitait au contraire chez mon oncle une admiration de connaisseur. Quand, n’y pouvant plus tenir, je redescendis la colline, il resta couché sur le ventre, au sommet, les deux mains en avant, s’accrochant à la bruyère ; on eût dit qu’il rajeunissait d’esprit et de corps.
En rentrant au logis, le cœur gros, je trouvai ma cousine, les manches retroussées jusqu’au coude, occupée tranquillement à faire du pain. En silence je pris sur le dressoir un gâteau d’avoine et me mis à manger.
– Tu as l’air las ? me dit-elle.
– Oui, fis-je, en me levant, je suis las d’attendre et las de ce pays. Allons, tu me connais assez pour savoir que je ne te donnerais pas un conseil aussi grave sans de bonnes raisons. Eh bien ! je te le dis ; il vaut mieux que tu vives n’importe où que de rester ici.
– Et moi, je te réponds que je serai toujours là où se trouve mon devoir.
– On a des devoirs envers soi-même, Mary.
– As-tu vu cela dans la Bible ? répliqua-t-elle en pétrissant sa pâte avec énergie.
– Mary, repris-je solennellement, ne te moque pas de moi. Si nous pouvons emmener ton père, cela vaudra mieux, mais avec ou sans lui, je veux t’emporter hors d’ici ; pour l’amour de toi et de moi-même, pour le bien de mon oncle aussi, c’est nécessaire... Il faut nous en aller loin. J’étais venu avec d’autres pensées... comme on revient au foyer, mais tout est changé à présent et je n’ai plus qu’une volonté, m’envoler, c’est le mot, m’en[ 120 ]voler comme un oiseau hors de la portée des pièges de l’oiseleur, quitter ce lieu maudit.
Elle avait achevé sa besogne et s’essuyait les bras.
– Crois-tu donc, dit-elle lentement, que je n’ai point d’yeux ni d’oreilles ? Crois-tu que j’aie pu vivre avec lui jour par jour, sans découvrir ce que tu as découvert dès la première heure ? Non, je sens que quelque chose de mal s’est passé. Quoi ? je ne le sais pas et je n’ai nulle envie de le savoir. L’indiscrétion n’a jamais rien produit de bon. Mais, Charlie, ne me demande pas de quitter mon père. Tant qu’il y aura un souffle de vie dans son corps, je serai auprès de lui, et il ne nous restera pas bien longtemps... de cela je suis sûre, va ! Son front porte une marque qui ne trompe pas... et peut-être... peut-être, est-ce pour le mieux !
Un silence s’ensuivit. Je ne savais que dire. Quand je relevai la tête, je la vis debout devant moi.
– Charlie, reprit-elle avec émotion, ce qui est le devoir pour moi ne l’est peut-être pas pour toi. Un péché pèse sur cette maison et un grand chagrin. Charge ton sac sur ton dos, va-t-en vers de meilleurs pays et de meilleures gens ; mais si l’envie te prend jamais de revenir, fût-ce dans vingt ans, tu me trouveras à t’attendre.
– Mary, répliquai-je, Mary, je t’ai demandé d’être ma femme, et ce que tu as répondu vaut un oui. Nous sommes tout de bon l’un à l’autre. Où tu seras, je serai aussi ; vrai, comme je dois paraître un jour devant Dieu.
Un grand vent se déchaîna soudain, puis parut se calmer et frémir autour de la maison d’Aros. C’était le prologue de la tempête ; les ténèbres anticipées du soir s’étaient répandues dans la chambre.
– Que Dieu ait pitié de tous les malheureux qui sont en mer, murmura Mary. Nous ne verrons plus mon père avant demain matin !
Alors elle me raconta, tandis qu’au coin du feu nous écoutions la rafale, comment ce changement était survenu chez mon oncle. Tout l’hiver précédent il s’était montré sombre et fantasque. Chaque fois, disait Mary, que dansaient les merry men, il restait dehors des heures, que ce fût la nuit ou le jour, à surveiller le tumulte de la mer, en guettant une voile à l’horizon. Après le 10 février, quand le débris où il avait trouvé l’opulence avait échoué à Sandag, il montra d’abord une gaieté peu naturelle qui devint ensuite une excitation de plus en plus sombre. Il négligeait sa besogne et tenait Rorie à ne rien faire. Tous les deux causaient souvent tout bas, d’un air mystérieux comme s’ils [121]avaient un secret, et lorsque Mary interrogeait l’un ou l’autre, ses questions étaient écartées avec une angoisse évidente. Depuis que Rorie avait fait remarquer pour la première fois ce poisson qui rôdait autour de l’embarcadère, son père n’avait mis le pied qu’une fois sur la terre principale du Ross. Cette fois-là, c’était à l’époque des grandes marées, il avait pu passer à pied sec, lorsque le flot était bas ; mais, s’étant attardé de l’autre côté, il s’était trouvé séparé d’Aros par le retour des eaux. Avec un cri d’angoisse, il s’élança à travers le détroit et arriva chez lui terrifié, en proie à une fièvre violente. La crainte de la mer, une pensée constante qui le hantait, perça dès lors dans tous ses discours, dans toutes ses prières, et dans ses yeux mêmes, quand il se taisait. Tel fut le récit de ma cousine.
Rorie vint seul souper avec nous ; mais, un peu plus tard, Gordon Darnaway parut, une bouteille sous le bras, mit du pain dans sa poche et retourna vite à son observatoire, suivi cette fois du vieux serviteur. J’appris que la goélette lâchait pied de plus en plus, malgré le courage et l’habileté des hommes qui la montaient. Cette nouvelle remplit pour ainsi dire mon esprit de ténèbres.
Après le coucher du soleil, le coup de vent se manifesta avec une fureur dont je n’ai jamais vu d’exemple, en été surtout. Mary et moi nous étions assis silencieux, la maison craquant au-dessus de nos têtes, le feu, où tombaient sans cesse des gouttes de pluie, sifflant et crachant entre nous. Nos pensées étaient loin ; tantôt avec les pauvres diables qui montaient la goélette, tantôt avec mon malheureux oncle, sans abri sur le promontoire. De temps à autre, on eût dit que des projectiles donnaient l’assaut au pignon ; le feu jetait une flamme plus vive, et chacun de nous sentait son cœur bondir dans sa poitrine. Il semblait parfois que la tempête secouât les quatre coins du toit, avec des mugissements de Léviathan furieux. Puis des tourbillons d’air froid pénétraient dans la chambre, puis encore le vent recommençait un concert mélancolique, appelant dans la cheminée, pleurant avec une douceur de flûte tout autour du logis.
Il était huit heures environ quand Rorie vint me chercher. Mon oncle, paraît-il, avait effrayé même ce fidèle camarade, et Rorie, inquiet de son extravagance, me priait de venir partager sa veille.
Je me hâtai de le suivre, d’autant plus que l’horreur particulière et la tension électrique de cette nuit me rendaient nerveux et disposé à agir. Je dis à Mary de ne rien craindre, que j’allais protéger son père, et, m’enveloppant chaudement d’un plaid, je suivis Rorie.
La nuit était noire comme au mois de janvier ; des intervalles de crépuscule alternaient avec l’obscurité profonde : impossible de s’expliquer la cause de ces changements. Le vent vous ôtait la respira[ 122 ]tion ; le ciel ressemblait à une grande voile où grondent des bruits sinistres, et quand, momentanément, le calme se rétablissait sur Aros, on entendait plus loin les plaintes de la rafale. Sur toutes les basses terres du Ross, le vent soufflait aussi violemment qu’en pleine mer ; Dieu seul sait quel tumulte il devait y avoir autour de la tête du Ben-Kyaw ! La pluie nous cinglait le visage ; le ressac battait la grève et les écueils avec un fracas incessant de tonnerre, plus haut sur un point, plus bas sur un autre, comme une musique d’orchestre ; mais cette masse de son ininterrompue n’avait presque pas de variations. Par-dessus ce vacarme affreux, j’entendais cependant les voix changeantes du Roost et les clameurs intermittentes des merry men. À cette heure la raison du nom qu’on leur donnait me fut expliquée, car le bruit qu’ils faisaient était presque joyeux ou tout au moins d’une jovialité sinistre, et en outre ce bruit semblait humain ; de même que des ivrognes, qui ont bu jusqu’à perdre la raison, braillent de concert dans leur sauvage démence, de même à mes yeux les vagues monstrueuses hurlaient autour d’Aros dans la nuit.
Bras dessus, bras dessous, et en luttant contre le vent qui nous faisait chanceler, nous avancions, Rorie et moi, avec effort. Plus d’une fois nous tombâmes ensemble sur le granit glissant. Meurtris, trempés, battus et hors d’haleine, nous mîmes près d’une demi-heure pour aller de la maison au monticule qui domine le Roost ; c’était, je l’ai dit, l’observatoire favori de mon oncle. À l’endroit où la falaise est la plus haute et la plus escarpée, une sorte de parapet naturel en terre peut abriter contre les vents ordinaires celui qui, assis à cette place, regarde à ses pieds le combat des vagues. Par une nuit semblable, naturellement, il ne voit que ténèbres agitées avec un fracas d’explosion ; l’écume s’élève et s’évanouit en un clin d’œil. Jamais encore les « gais compagnons » ne m’avaient semblé aussi excités. La fureur de leurs gambades ne se peut décrire. Très haut, bien au-dessus de nos têtes, à nous qui étions sur la falaise, jaillissaient leurs colonnes d’argent, brillantes dans l’obscurité et qui, à l’instant même, s’évanouissaient comme des fantômes. Tantôt tous les trois ensemble paraissaient et disparaissaient ainsi, tantôt le vent les prenait, et l’écume, alors, retombait sur nous. Cet étrange spectacle était plutôt étourdissant que grandiose ; la pensée s’abîmait dans ce tapage, une sorte de folie s’emparait de votre cerveau vide ; je me trouvai, tout à coup, suivant la danse des merry men, comme si un instrument quelconque l’eût réglée sur une mesure de gigue.
Mon oncle m’apparut d’abord à quelques mètres de distance dans une de ces lueurs crépusculaires, fugitives et livides, qui traversaient les ténèbres par intervalles. Il était debout, derrière le pa[ 123 ]rapet, une bouteille aux lèvres. Comme il la posait à terre, il nous vit et indiqua qu’il nous reconnaissait, en agitant un bras au-dessus de sa tête.
– A-t-il donc bu ? criai-je à l’oreille de Rorie.
– Il boit toujours quand le vent souffle, répondit Rorie sur le même ton.
C’était tout ce que je pouvais faire que de l’entendre.
– Était-il déjà ainsi en février ? repris-je.
La réponse affirmative de Rorie me combla de joie, le meurtre n’avait donc pas été commis par calcul et de sang-froid ; c’était un acte de folie qu’on ne pouvait pas plus condamner qu’excuser ; mon oncle était un fou dangereux, mais il n’était ni vil ni cruel comme je l’avais craint. Et cependant, quel cadre que celui-là pour une débauche ! J’ai toujours pensé que l’ivrognerie était un vice sauvage et presque effrayant, démoniaque plutôt qu’humain ; mais s’enivrer dans ces nuits épaisses, au bord de cette falaise qui surplombait l’abîme des eaux, le pied au bord du précipice, l’oreille tendue à des bruits de naufrage, n’était-ce pas chose incroyable de la part d’un homme qui croyait si fermement à la damnation et qui était superstitieux jusqu’au fond de l’âme ?
Quand nous atteignîmes son abri, je vis dans l’ombre ses yeux étinceler d’une lueur féroce.
– Eh ! Charlie ! eh ! mon garçon, c’est beau, n’est-ce pas ? s’écria-t-il. Regarde-les, continua-t-il en m’attirant au bord du gouffre d’où s’élevaient ces clameurs effrénées et ces nuages d’écume ; regarde-les danser ; sont-ils méchants !
Il prononça ce mot de méchant avec complaisance.
– Ils appellent la goélette, reprit-il de sa voix grêle et frémissante, très distincte, grâce à la protection du parapet ; et aussi voyez comme elle approche, toujours plus près, et plus près, oui, toujours plus près ; et ils savent, et tout le monde sait qu’ils l’auront tout à l’heure. Charlie, mon garçon, ils sont tous soûls sur la goélette, là-bas, tous étourdis par la boisson. Ils étaient tous soûls, les hommes du Christ-Anna ; personne n’aurait le courage de se faire noyer en mer sans l’eau-de-vie. Que sais-tu du contraire ? reprit-il avec une soudaine explosion de fureur. Je te dis que cela ne pourrait pas être autrement. Ils n’oseraient pas se noyer sans elle. Tiens, – et il me tendit sa bouteille, – bois un coup.
J’allais refuser, mais Rorie me toucha comme pour m’avertir de céder. Je pris la bouteille, et non seulement je bus largement, mais je réussis à en verser davantage encore par terre. C’était du feu, je faillis m’étrangler en l’avalant ; mon oncle, la tête renver[ 124 ]sée, les yeux avides, tarit le reste d’un trait, puis, poussant un éclat de rire affreux, il lança la bouteille parmi les merry men qui eurent l’air de s’élancer avec des acclamations pour la recevoir :
– Tenez, les gars ! voilà votre part ; vous vous en porterez mieux.
Et soudain, dans la nuit noire, à deux cents mètres tout au plus devant nous, le vent faisant silence, nous entendîmes la note claire d’une voix humaine ; puis la tourmente reprit ; mais nous savions que le capitaine avait jeté son dernier commandement.
Il nous sembla que des siècles s’écoulaient avant que la goélette n’apparût, l’espace d’une seconde, ressortant sur une tour d’écume étincelante. Je vois encore sa grande voile flotter lâche, tandis qu’un mât tombait lourdement en travers du pont ; je vois la silhouette noire de la coque ; je m’imagine encore que je distingue la figure étendue d’un homme au gouvernail ; tout cela cependant s’était passé avec la rapidité de l’éclair, la vague soulevée qui nous l’avait fait entrevoir l’engloutissant au même instant pour jamais. Les cris mêlés d’un grand nombre de voix s’élevèrent à cette heure suprême pour être aussitôt étouffés par le rugissement des merry men. La tragédie était jouée. Le solide bâtiment, avec tout ce qu’il portait, tant d’existences précieuses à d’autres peut-être, chères dans tous les cas à elles-mêmes, s’était évanoui comme un rêve, et les eaux insensées du Roost persistaient à danser leur danse sauvage.
Combien de temps restâmes-nous tous les trois immobiles et sans parole, accroupis au bord de la falaise ? Je ne puis le dire ; longtemps, sans doute. Enfin, un à un, machinalement, nous nous traînâmes de nouveau jusqu’à notre abri. Tandis que je gisais contre le parapet dans un état misérable, l’esprit presque égaré, j’entendais mon oncle grommeler et gémir. Tantôt il se répétait avec l’insistance de la folie : « Quelle bataille pour eux, quelle bataille, les pauvres gars ! » Puis il se plaignait que le bateau eût sombré parmi les merry men, au lieu de venir échouer au rivage : « Du bien perdu, répétait-il, du bien perdu ! » Et, au milieu de ses divagations, le nom de Christ-Anna revenait, prononcé avec terreur.
La tempête s’apaisait rapidement ; en une demi-heure le vent se réduisit en brise, et ce changement fut accompagné ou causé par une pluie lourde et glacée. Je devais m’être endormi alors ; quand je revins à moi, trempé, les membres raidis et courbatus, le jour commençait à poindre, gris et humide, le vent soufflait par faibles bouffées, la marée était descendue, et seule l’écume, qui continuait à battre tout autour les côtes d’Aros, portait témoignage des fureurs de la nuit. [125]
V
Rorie s’en alla chercher à la maison du feu et un déjeuner ; mais mon oncle était résolu à parcourir le rivage, et je trouvai de mon devoir de l’accompagner. Maintenant il semblait tranquille, très faible d’esprit et de corps. Ce fut avec la curiosité impatiente d’un enfant qu’il poursuivit son exploration : grimpant aux rochers, interrogeant la retraite des vagues, s’emparant, au péril de sa vie, d’une planche brisée, d’un bout de cordage, comme s’il se fût agi d’un trésor. C’était pitié de le voir, tout chancelant, s’exposer à de périlleuses glissades ; mon bras s’étendait, prêt à le protéger ; je le retenais par ses vêtements, je l’aidais à sauver ses pitoyables épaves ; une bonne, accompagnant un enfant, n’aurait pas eu un autre rôle que le mien. Cependant, quelque brisé qu’il fût par l’espèce de réaction qui suit un accès de démence, les passions qui couvaient chez lui étaient celles d’un homme robuste. Sa terreur de la mer, un instant maîtrisée, persistait quand même ; la mer eût été un lac de feu, qu’il n’eût pas redouté davantage son contact ; une fois, ayant enfoncé jusqu’à mi-jambe dans une flaque d’eau, il poussa un cri qui ressemblait au cri de la mort. Après cela, il s’arrêta haletant ; mais son désir de recueillir du butin fut le plus fort, et de nouveau il se mit à ramasser avec ardeur quelques morceaux de bois en dérive, bons tout au plus à mettre dans le feu. Il maugréait :
– Aros est un mauvais pays pour les naufrages. Depuis tant d’années que je suis ici, cela ne fait que le second.
– Mon oncle, lui dis-je, profitant de ce que nous étions sur un banc de sable découvert où rien ne venait solliciter son attention, je vous ai vu hier comme je n’aurais cru vous voir jamais...
– Parce que j’avais bu ?... C’est un défaut contre lequel je ne peux rien. Il n’y a pas d’homme plus sobre que moi à l’ordinaire ; mais, quand j’entends souffler le vent, il faut que je boive.
– Vous si religieux, m’écriai-je, commettre ce péché !
– Si ce n’était pas un péché, je n’y tiendrais peut-être pas autant. Vois-tu, mon garçon, c’est comme une bravade. Je me fais l’effet d’un diable... d’un diable de la mer... Je suis avec la mer, je ris, et je crie, et je danse dans la tempête ni plus ni moins qu’un de ses merry men.
J’essayai de le toucher au défaut de la cuirasse ; me tournant, je lui montrai cette ligne sur le sable que, malgré leur nombre et leur fureur, les vagues ne franchissent jamais.
– La mer, lui dis-je, doit aller jusque-là et non pas plus loin. Dieu l’a décidé, lui qui est son maître et plus puissant qu’elle. [126]
– Sans doute, répondit-il, à la fin le Seigneur triomphera ; mais en ce monde les hommes le bravent impunément en face. Je ne dis pas qu’ils aient raison, mais c’est l’orgueil et le plaisir de la vie.
Je n’en dis pas davantage, car nous commencions alors à traverser la langue de terre qui s’étendait entre nous et Sandag, et j’avais résolu de retenir mon dernier appel à ce qu’il pouvait avoir encore de conscience jusqu’à ce que nous fussions sur le lieu de son crime. Deux ou trois minutes après, nous arrivions en vue des débris du naufrage de l’année précédente. La tempête les avait rudement secoués ; l’avant et l’arrière gisaient maintenant, tout à fait séparés en deux morceaux, sur la grève. Quand nous atteignîmes la tombe, je découvris ma tête, et, regardant Gordon Darnaway en face, je lui adressai ce discours :
– La Providence de Dieu avait permis qu’un homme échappât à de mortels périls : il était pauvre, il était nu, il était étranger, il avait tous les droits à votre compassion ; peut-être était-ce le meilleur des hommes, secourable et généreux ; il se peut aussi que ce fût un malheureux chargé d’iniquités, pour lequel la mort a été le commencement de l’enfer. Je vous demande à la face du ciel : « Qu’avez-vous fait de cet homme pour lequel le Christ est mort ? »
Il tressaillit à ces derniers mots, mais sans répondre, et son visage n’exprima pas d’autres sentiments qu’une vague inquiétude.
– Vous êtes le frère de mon père, continuai-je ; vous m’avez appris à considérer votre maison comme la maison paternelle, aussi n’ai-je aucune intention de vous offenser en vous disant : Dieu permet que le mal nous conduise au bien ; nous péchons avec son consentement ; et, pour qui n’est pas une brute, le péché peut devenir le commencement de la sagesse. Dieu vous a averti par ce crime, il vous avertit encore par cette tombe sanglante que voici ; mais, si vous vous refusez au repentir, qu’arrivera-t-il, sinon quelque jugement funeste ?
Tandis que je parlais, les yeux de mon oncle se détournaient des miens ; un changement, que je ne puis décrire, passa sur ses traits ; d’une main tremblante il désigna quelque chose au loin, par-dessus mon épaule, et, une fois de plus, le mot si souvent répété tomba de ses lèvres : « Le Christ-Anna ! »
Je regardai dans la direction que son doigt indiquait ; et, si je ne fus pas épouvanté de la même façon que lui, n’ayant pas, Dieu merci, de raison pour cela, j’éprouvai pourtant une surprise profonde. La forme d’un homme se tenait debout, montée sur les débris du navire naufragé, nous tournant le dos. Il avait l’air d’interroger l’horizon en abritant ses yeux de sa main, et sa haute [127]taille se découpait presque gigantesque, mise en relief par le ciel et la mer. J’ai dit cent fois que je n’étais pas superstitieux ; mais en ce moment, bourrelé comme je l’étais par des idées de péché et de mort, l’apparence inexpliquée d’un étranger dans cette île solitaire produisit sur mes nerfs une violente impression. Il semblait à peine possible qu’aucun être humain eût abordé vivant par une mer telle que celle qui avait fait rage la nuit précédente ; l’unique vaisseau que l’on put découvrir, à des milles de distance, s’était perdu parmi les merry men ; je me sentis assailli de doutes intolérables, et, pour en finir, je hélai l’inconnu comme un navire.
Il se tourna vers moi et parut déconcerté ; cela me rendit aussitôt du courage. Je multipliai les signaux, et alors, sautant sur le sable, il commença d’avancer lentement, avec hésitation. De nouveau, je l’encourageai du geste. Probablement cet abandonné n’avait pas entendu vanter l’hospitalité de notre île ; et de fait, à cette époque, les Écossais du rivage, un peu plus au nord que nous, avaient une triste réputation.
– Tiens ! m’écriai-je, cet homme est noir.
Au moment même, d’une voix que l’émotion rendait méconnaissable, mon oncle entremêla les jurons et les prières. Il était tombé sur ses deux genoux, la face décomposée. À chaque pas que faisait vers lui l’abandonné, la volubilité de son débit et la ferveur de son langage redoublaient. J’appelle cela prier, faute d’un autre mot ; mais jamais, assurément, des propos aussi incongrus n’avaient été adressées au Créateur. Je courus à ce malheureux, je le saisis par les épaules, je le remis debout.
– Silence ! lui dis-je, respectez du moins en paroles le Dieu que vous avez offensé en actions. Ici, sur le lieu même de vos crimes, il vous envoie le moyen de réparer ; profitez-en, accueillez comme un frère ce misérable qui se recommande à votre compassion.
Là-dessus je m’efforçai de l’entraîner jusqu’au nègre ; mais, me terrassant avec une force extraordinaire, il laissa entre mes mains une partie de sa veste et s’enfuit ; je le vis escalader comme un chamois la colline d’Aros aussitôt que je fus parvenu à me relever tout meurtri. Le nègre s’était arrêté, stupéfait, à mi-chemin entre moi et les ruines du naufrage, et déjà mon oncle était loin, dans la direction opposée, bondissant de roc en roc. Partagé entre deux devoirs, je me décidai, – que Dieu me pardonne si j’eus tort ! – en faveur du pauvre étranger abandonné sur les sables. Celui-là n’était pas responsable de son infortune, et cette infortune était de nature à se laisser soulager ; que faire, au contraire, pour un lunatique incurable tel que mon oncle ? Je m’avançai donc vers le noir, qui attendait [128]son sort, les bras croisés. Quand je fus près, il me parla dans une langue dont je ne compris pas un mot. Vainement j’essayai de lui faire entendre mes bonnes intentions, tant en anglais qu’en gaélique, il fallait évidemment nous en tenir au langage des signes. Je lui enjoignis donc ainsi de me suivre, ce qu’il fit avec la majesté tranquille d’un roi déchu ; son visage était tout le temps resté impassible, – aucun passage de l’anxiété à la joie. Si cet homme était un esclave, il avait dû tomber à cette condition de quelque haut rang dans son pays ; je ne pus m’empêcher d’admirer sa contenance.
En passant devant la tombe, je levai les yeux et les mains au ciel en témoignage de respect ; lui, répondit en s’inclinant, les mains étendues ; je supposai que c’était ainsi que, dans le pays dont il venait, on honorait les morts. En même temps il montrait mon oncle, que nous apercevions, perché sur un monticule, et se touchait le front du doigt.
Nous prîmes le chemin le moins court en longeant le rivage, car je craignais d’exciter le malheureux fou si nous traversions l’île sous ses yeux ; tout en marchant, je préparais une petite scène qui allait me permettre d’éclaircir ce mystère. M’arrêtant sur un rocher, je me mis à imiter devant mon compagnon les mouvements de l’homme que j’avais vu, la veille, prendre des mesures avec son compas à Sandag. Il comprit tout de suite, entra dans le jeu et me montra où se trouvait le bateau en indiquant sur mer la situation de la goélette, puis la chaîne de rochers, avec ces mots Espirito Santo, bizarrement prononcés, mais néanmoins très intelligibles. Je ne me trompais donc pas dans mes conjectures. Les prétendues recherches historiques recouvraient une chasse au trésor ; l’aventurier qui s’était joué du docteur Robertson était le même qui avait visité Grisapol au printemps et qui maintenant, avec beaucoup d’autres, gisait mort sous les eaux perfides du Roost ; la cupidité avait amené là plus d’une victime dont les os seraient secoués par les vagues en courroux durant l’éternité.
Le nègre continuait cependant son expressive imitation de la scène, tantôt regardant le ciel, comme s’il eût épié l’approche d’une tempête, tantôt dans un rôle de matelot, conviant les autres à se rembarquer, tantôt penché sur les rames d’un air de précipitation, mais toujours avec la même solennité, de sorte que je ne fus jamais tenté même de sourire. À la fin il me fit comprendre par une pantomime, plus éloquente que tout le reste, comment, s’étant par malheur éloigné des autres pour examiner le navire échoué, il avait été abandonné par ses camarades qui, uniquement soucieux de leur propre sûreté, l’avaient oublié sur cette côte déserte. [129]Puis, croisant ses bras de nouveau, il baissa la tête comme un homme qui accepte sa destinée.
La présence de cet être mystérieux m’étant expliquée, je tâchai de lui faire comprendre que le bateau et tous ceux qu’il portait s’étaient perdus. Il ne montra ni surprise ni chagrin et, levant deux mains ouvertes, sembla recommander à Dieu ses amis ou ses maîtres défunts ; à mesure que j’observais cet homme, mon respect pour sa dignité calme augmentait et, quand nous atteignîmes la maison d’Aros, je lui avais pardonné sa couleur. À Mary je racontai tout ce qui s’était passé, sans rien supprimer, quoique mon cœur défaillît, je l’avoue, mais j’avais tort de mettre en doute chez elle le sentiment de la justice.
– Tu as bien fait, me dit-elle. Que la volonté de Dieu s’accomplisse.
Et elle nous servit à manger. Aussitôt que j’eus calmé ma faim, je recommandai à Rorie d’avoir l’œil sur le nègre, et j’allai à la recherche de mon oncle.
Il m’apparut assis, à la même place et dans la même attitude, sur le monticule le plus élevé. De ce point, comme je l’ai dit, presque tout Aros se déployait à ses pieds comme une carte, et il était clair qu’il interrogeait du regard les différentes directions, car, à peine m’eut-il vu, qu’il bondit sur ses pieds. Je l’appelai comme de coutume pour l’avertir de venir dîner, mais il ne répondit d’aucune manière ; je me rapprochai un peu, essayant d’entrer en pourparlers, toujours sans résultat ; quand il me vit faire vers lui un mouvement de plus, ses folles craintes le reprirent et, avec une vélocité incroyable, il se mit à fuir le long du sommet rocheux de la colline. Une heure auparavant il paraissait las, mais la fièvre de la démence lui prêtait des forces surhumaines, et il me fallut renoncer à le poursuivre, d’autant plus que je craignais en m’acharnant d’augmenter ses terreurs. Je revins, fort triste, faire mon rapport à Mary. Elle m’écouta sans rien témoigner de ses impressions et me supplia d’aller prendre un peu de repos ; je ne résistai pas, car j’étais rompu de fatigue ; je dormis longtemps, profondément ; à l’âge que j’avais alors, rien n’empêche un homme d’avoir appétit et sommeil. Lorsque je m’éveillai, l’après-midi était avancée déjà ; je descendis à la cuisine ; ma cousine, Rorie et le noir étranger y étaient assis autour du feu, en silence ; il me parut que Mary avait dû beaucoup pleurer. Hélas ! ses larmes n’étaient que trop motivées.
Tour à tour, elle et Rorie avaient été à la recherche du fou ; chacun d’eux l’avait trouvé perché sur la même cime, prêt à s’échapper. Quant à le joindre, autant, disait Rorie, essayer de rattraper le vent ; il s’était dérobé comme un lièvre se dérobe aux chiens. Rorie, [130]forcé d’y renoncer, l’avait vu, une dernière fois, assis comme auparavant sur la crête d’Aros. Dans l’excitation la plus violente de cette chasse, le pauvre insensé n’avait pas articulé un son. Il fuyait, aussi rapide qu’une bête fauve, et ce silence avait terrifié celui qui le poursuivait. Il y avait quelque chose de déchirant dans une pareille situation ; comment s’emparer du fou, comment le nourrir jusque-là, que faire de lui lorsqu’il serait capturé ? Telles étaient les trois difficultés que nous avions à résoudre.
– La vue du nègre, fis-je observer, a déterminé son accès ; peut-être la présence seule de cet homme retient-elle mon oncle loin de sa maison. Nous avons fait notre devoir en lui accordant un jour d’hospitalité ; maintenant je propose que Rorie le reconduise en bateau à Grisapol.
Mary fut de mon avis, et, sans perdre une minute, nous appelâmes notre hôte pour le reconduire tous ensemble jusqu’à l’embarcadère ; mais la volonté de Dieu s’était déclarée contre Gordon Darnaway ; une chose insolite était arrivée pour la première fois ; pendant la tempête les amarres avaient dû se rompre, et le bateau détérioré gisait dans quatre pieds d’eau. Pour le remettre à flot, il fallait bien trois jours d’ouvrage au moins. Cependant ma volonté ne se laissa pas vaincre par cet obstacle ; choisissant l’endroit où le bras de mer était le plus étroit, je nageai jusqu’à la rive opposée, puis j’indiquai au nègre de me suivre. Avec le calme et la netteté qu’il apportait toujours dans sa mimique, il répondit qu’il ne savait pas nager. Ma dernière espérance se trouvait vaine, il n’y avait qu’à retourner au logis où notre hôte incommode nous suivit sans le moindre embarras.
Tout ce que nous pûmes faire fut de tenter une fois de plus de communiquer avec Gordon Darnaway ; il s’échappa encore, mais nous laissâmes derrière lui un manteau et un panier de provisions ; d’ailleurs il ne pleuvait plus, la nuit promettait d’être chaude ; nous pouvions sans trop d’alarmes attendre le lendemain. Après..., j’avais mon plan de campagne : placer le noir du côté de Sandag, Rorie à l’ouest et moi à l’est pour former de notre mieux un cordon qui lui barrerait le passage ; vu la configuration de l’île, on pourrait ainsi réussir à le repousser vers les basses terres, le long d’Aros-Bay, et là, malgré sa force décuplée, il serait facile d’avoir enfin raison de lui. Je comptais beaucoup sur la peur qu’il avait du nègre ; s’il fuyait, ce ne serait pas dans tous les cas du côté de cet inconnu qu’il prenait pour le diable.
Je passai une partie de la nuit à former ce projet ; après quoi, je m’endormis pour rêver de naufrages, d’hommes noirs, d’aventures sous-marines et me réveillai en sursaut au milieu de ce cau[ 131 ]chemar. J’étais si nerveux, si enfiévré qu’il me parut impossible de rester au lit, je descendis donc l’escalier et, traversant la cuisine où dormaient ensemble Rorie et le nègre, j’allai prendre l’air devant la maison. La nuit était merveilleusement claire, avec un nuage suspendu, çà et là, dernier vestige de la tempête ; la marée, presque en son plein, faisait rugir les merry men dans la tranquillité de la nuit. Jamais je n’avais entendu leur chant avec cette émotion, même au plus fort des tempêtes : – Ainsi, pensais-je, même quand les vents s’apaisent, quand tout dort dans la nature du sommeil de l’été, quand la douce clarté des étoiles pleut sur la terre et sur les flots, ces insatiables continuent à pousser leurs cris de carnage ! – Vraiment ils me semblaient représenter le mal ici-bas, le côté tragique de la vie. Et leurs vociférations n’étaient pas seules à troubler le silence ; une note humaine les accompagnait, tantôt aiguë, tantôt noyée dans leur tapage, et je reconnaissais cette voix, c’était celle de Gordon Darnaway. La crainte des jugements de Dieu me saisit et je rentrai dans la maison comme dans un lieu d’asile.
Quand je me réveillai pour la seconde fois, il était tard ; je sautai dans mes habits et courus à la cuisine ; Rorie et le nègre l’avaient quittée depuis longtemps. Dans quel dessein ? Je tremblai, sans savoir au juste pourquoi. Certes on pouvait compter sur le bon cœur de Rorie, mais non pas sur son discernement. C’était sans doute afin de rendre à mon oncle quelque service qu’il était sorti ; mais pourquoi avait-il emmené l’homme, dans lequel les pires terreurs du pauvre fou se trouvaient incarnées ? Me méfiant de son zèle maladroit, j’allai m’assurer sur-le-champ de ce qu’il avait pu faire et, quoique j’aie bien souvent escaladé les côtes abruptes d’Aros, je ne crois pas avoir jamais marché comme je le fis ce matin-là. En tout, l’ascension ne prit pas douze minutes.
Le fou avait quitté son perchoir, après avoir ouvert notre panier et jeté sur l’herbe ce qu’il contenait, sans goûter à la nourriture. Du reste, aucune autre trace d’existence humaine, à perte de vue. Le ciel était déjà rempli de clarté, la cime sourcilleuse du Ben-Kyaw s’enveloppait de rose ; mais, au-dessous de moi, l’aube seule régnait sur les rudes monticules de l’île et sur le miroir poli de la mer.
– Rorie ! m’écriai-je, Rorie !
Ma voix expira dans le silence, et rien ne me répondit.
Je continuai de courir, restant sur les plus hauts éperons et promenant incessamment mes regards à droite et à gauche, jusqu’à ce que j’eusse atteint le sommet du tertre qui domine Sandag. De là je découvrais le navire naufragé, la ceinture de sable, les vagues [132]paresseuses, la longue chaîne des rochers, les aspérités et les ravins de l’île ; mais toujours rien d’humain.
Brusquement le soleil enveloppa tout Aros, les ombres et les couleurs prirent une existence ; presque aussitôt, au-dessous de moi, à l’ouest, des moutons se dispersèrent saisis de panique. Un cri éclata, je vis mon oncle passer comme l’éclair, je vis le noir lancé à ses trousses et, avant que je n’eusse compris, Rorie m’était apparu à son tour, criant des ordres en gaélique, comme un berger met son chien à la poursuite du troupeau. Je me précipitai pour intervenir ; peut-être aurais-je mieux fait de rester où j’étais, car j’aurais pu ainsi couper le chemin au fou. À partir de ce moment il n’y avait plus devant lui que la tombe solitaire, le débris du naufrage et la mer de Sandag-Bay, peuplée de fantômes. Dieu sait cependant que je crus agir pour le mieux !
Mon oncle vit dans quelle direction la chasse le conduisait ; il redoubla de vitesse, poussant à droite, à gauche, avec des feintes d’animal traqué ; mais, quelque agilité que lui prêtât la fièvre qui brûlait dans ses veines, le nègre conservait l’avantage. De quelque côté qu’il se tournât, Gordon Darnaway était devancé, ramené vers le théâtre de son crime. Soudain, il se mit à crier tout haut, si haut que les échos du rivage en retentirent. Maintenant nous étions deux, Rorie et moi, à commander au nègre de s’arrêter ; mais tout fut inutile, car le dénouement était écrit. Le nègre courait toujours et toujours sa victime le fuyait en criant ; ils évitèrent la tombe, ils passèrent devant les débris du Christ-Anna, en deux bonds ils eurent franchi les sables, et pourtant Gordon Darnaway ne s’arrêtait pas ; il s’élança dans l’écume bouillonnante, et le noir, que nous allions atteindre, ne lâcha pas la piste. Enfin, Rorie et moi, nous fîmes une halte désespérée, car la chose était maintenant hors de toute main humaine ; il ne restait plus qu’à contempler avec horreur l’exécution des décrets d’en haut. Jamais fin ne fut plus soudaine. Sur cette côte escarpée, ils perdirent pied du premier coup ; ni l’un ni l’autre ne savait nager. Le nègre s’éleva une fois avec un cri étranglé, mais le courant les emportait déjà tous les deux vers la mer, et s’ils revinrent jamais à la surface (Dieu seul peut le dire), ce fut dix minutes après, à l’extrême pointe d’Aros, où les oiseaux de mer planent en pêchant.